A Mad Mars, nous considérons qu’il est impératif de contribuer à un débat public éclairé sur les questions liées aux drogues, à leur consommation, à leur trafic, à leur éventuelle légalisation. Ces jours-ci, à Marseille, c’est le projet de « Halte soins addictions » qui suscite la polémique. Afin que chacun.e puisse se faire une idée, nous avons posé quatre question à François Crémieux, directeur général de l’AP-HM.

 Mad Mars : Le projet d’ouverture d’une salle de consommation à moindre risque au Bd de la Libération suscite une vive polémique. En tant que spécialiste de la santé publique, que pensez-vous de ce projet ?

François Crémieux : D’abord, je ne suis pas surpris de la polémique. La question de l’accompagnement, de la prise en charge, de la présence même d’usagers de drogues est aussi vieille que l’usage des drogues lui-même, en particulier dans les grandes villes. Et c’est aussi un sujet à travers le monde. L’usage de drogue renvoie à beaucoup d’imaginaire voire de fantasmes et le débat public continue de souvent projeter une image des usagers de drogue caricaturale associée à la saleté, à l’incivilité voire à la violence. La réalité que décrivent tous les proches d’usagers de drogues et les professionnels qui les prennent en charge est d’une part que les usagers de drogues sont de profils variés : certains sont effectivement dans la « marginalité » et en situation de précarité, parfois à la rue, mais beaucoup sont lycéens ou étudiants, salariés, stressés par une activité à grande responsabilité ou au contraire abîmés par une activité peu reconnue et parfois difficile sur le plan physique.

Y-a-t-il dans nos entourages personnels ou professionnels des usagers de drogues ? Oui évidemment. Nous en connaissons certains et essayons souvent de les aider. D’autres essayent de cacher leur dépendance à leur conjoint, leurs enfants, leurs collègues. Mais cette idée que l’usager de drogue puisse être aussi « monsieur ou madame tout le monde » est difficilement acceptable, peut-être parce qu’elle met à mal de fausse certitudes que nous pensons protectrices.

Et pour le spécialiste de santé publique, il n’y a plus débat de longue date. Les expériences étrangères ou françaises et la littérature sont sans appel : des « Haltes soins addictions », comme on les nomme désormais en France, réduisent les risques, favorisent la prévention, aident à l’accompagnement vers l’arrêt des drogues, et tout simplement sauvent des vies. D’ailleurs dans les réunions publiques organisées autour du projet marseillais, celles et ceux qui s’opposent au projet précisent souvent qu’ils sont favorables à la prise en charge des toxicomanes et ne sont pas opposés à une salle mais contestent le lieu choisi.

Mad Mars : Ne serait-il pas préférable que cette structure soit intégrée dans un hôpital ?

François Crémieux : Si on prend un peu de recul historique, cette question d’accueillir les toxicomanes à l’hôpital est ancienne. A l’origine, les « Hôtel-Dieu », puis les hôpitaux étaient destinés à accueillir les pauvres, les fous et les vieux. J’utilise ces mots car ils sont ceux de l’histoire hospitalière. Et parmi les pauvres et les fous, il y avait aussi celles ou ceux qui consommaient des produits. Soyons clairs : l’hôpital était un lieu pour isoler et éloigner ces personnes de nos centres villes. L’hôpital a changé, mais si certains défendent l’idée de l’hôpital, c’est sans doute un peu dans cet esprit de mettre les toxicomanes, dans l’image caricaturale que je décrivais, « derrière les murs de l’hôpital », là où on ne les verrait plus. L’hôpital a changé. Et dans certaines villes, à Paris notamment, la Halte soins addiction, (à l’époque on disait « salle de consommation à moindre risque ») a justement été installée sur le terrain de l’hôpital Lariboisière, proche des gares de l’est et du nord. Notons que cela a néanmoins soulevé les mêmes débats et les mêmes oppositions qu’aujourd’hui à Marseille. Et il se trouve que Lariboisière était situé au cœur d’un des nombreux lieux parisiens de consommation. A Marseille, certains de nos hôpitaux sont éloignés du centre-ville et il est probable que beaucoup d’usagers, notamment les plus précaires, n’y viendraient pas. Et surtout, l’enjeu n’est pas que les usagers soient pris en charge à l’hôpital (s’ils le doivent, il le sont évidemment), l’enjeu est que les équipes médicales qui peuvent les accompagner soient proches de la salle. C’est la raison pour laquelle l’AP-HM installera des équipes de psychiatrie, notamment expertes pour la prise en charge des addictions, au sein du même bâtiment de cette Halte soins addictions.

Mad Mars :  Les personnes qui vivent à proximité du lieu où doit être installé cette salle ont-elles raisons d’avoir peur ?

François Crémieux : Elles n’ont pas de raisons d’avoir peur mais elles ont raison d’être exigeantes sur la manière dont cette salle va fonctionner, ses horaires d’ouverture, l’accueil le matin ou le soir, le fonctionnement du week-end, l’action des services de police et de la justice pour qu’un lieu de consommation ne devienne pas un lieu de deal, l’implication de l’association et des professionnels pour accompagner les personnes. A Marseille, sous l’autorité du Préfet et du directeur général de l’ARS, tous les services de l’État et donc l’AP-HM sont mobilisés pour répondre à ces enjeux.

Le lieu choisi, boulevard de la Libération, fait débat et n’est sûrement pas LE lieu idéal. Lequel le serait ? certains disent proche de la gare et proche de l’hôpital, facilement accessible de la rue mais éloigné des passants, en centre ville mais loin de toute école, etc. Le lieu idéal sera celui ou les meilleurs soins seront accessibles pour accompagner ces personnes, celui ou la consommation de produit se fera dans des conditions de sécurité mais aussi de discrétion, un lieu proche de la rue mais pourvu d’un grand espace extérieur, un lieu où les institutions (y compris l’AP-HM !) s’engagent pour que tout se passe bien et soient réactives en cas de problème. J’espère un jour où Marseille aura plusieurs lieux adaptés et où nous pourrons développer une politique ambitieuse de prévention de l’usage de drogues, de réduction des risques pour les consommateurs, d’accompagnement vers l’arrêt de la consommation.

Mais il y a urgence à agir : l’avenir pourrait être meilleur et nous pourrions voir disparaître la consommation de drogue dans la rue, au pied de nos immeubles. Mais ce pourrait être pire et certains villes (en France et ailleurs) sont actuellement submergées de nouvelles consommations : le crack, les médicaments opioïdes. Quand on dit naïvement qu’il vaut mieux prévenir que guérir, notre enjeux à Marseille aujourd’hui est d’organiser rapidement un dispositif qui nous permette d’améliorer la situation mais aussi d’éviter qu’elle se dégrade. Pour cela, une Halte soins addiction, ce n’est pas un problème de plus, c’est un début de solution.

Mad Mars :   Quel type d’actions peut-on imaginer, notamment à l’échelle de Mad Mars, pour faire vivre le débat sur ce sujet, et pour dissiper les craintes infondées ?

François Crémieux : Toutes les inquiétudes sont légitimes et beaucoup ne seront levées « qu’après », quand les porteurs du projet aurons collectivement démontré qu’ils étaient capables de bien « gérer » cette Halte soins addictions.

Il faut expliquer la situation, présenter le projet, débattre, débattre encore et continuer de faire évoluer le projet. Puis il faudra suivre au jour le jour comment les choses se passent, ajuster le dispositif si nécessaire, présenter les résultats, expliquer encore et continuer de débattre. Marseille est bien placée pour savoir que les enjeux de la drogue sont à la fois des sujets de violence, d’insécurité, de justice du côté de la vente, c’est aussi un sujet économique majeur, mais du côté de la consommation, c’est un sujet de santé publique, de vie et de mort, de détresse sociale, de fractures familiales, d’échecs professionnels. Mad Mars peut contribuer à faire vivre un débat de haute qualité, comme il le mérite, y compris dans ses contradictions (pourquoi ouvrir une salle de consommation pour la prise de produits interdits à la vente ?).